19
Motel 6, Redondo Beach, Californie
Mercredi, 1 heure du matin
Le mobile se mit à sonner, vibrant sur le plateau de verre de la table.
Riggins l’y avait déposé exprès pour être sûr de l’entendre, même s’il se trouvait dans les minuscules toilettes de la chambre du motel. Il y était d’ailleurs à ce moment précis. Évidemment.
Il se rhabilla précipitamment et courut jusqu’à l’appareil, manquant renverser sa bouteille de scotch. À l’écran apparaissait un nom : dark.
— Allô ?
Personne ne répondit, mais Dark prenait son temps. À la DAS, certains agents le trouvaient tellement lent qu’ils le croyaient capable de remonter le temps.
En revanche, on ne pouvait railler ses résultats. Dark était peut-être une tortue, mais il fallait voir la collection de têtes de lièvres de sa salle des trophées. Quand il s’attelait à une affaire, le reste du monde n’existait plus tandis qu’il reconstituait les tenants et les aboutissants d’un crime, déroulant invariablement le fil jusqu’au coupable.
Et le fait qu’il ait pris la carte-mémoire ce matin-là (même si Riggins avait mis vingt minutes à s’en apercevoir) changeait complètement la donne. Il pourrait rester dans sa chambre et continuer à coordonner l’affaire sans consulter sa montre toutes les trente secondes. Le matin, il lui restait à peu près trente heures à vivre ; à présent, il n’en avait plus que onze. Dès lors que Dark réfléchissait encore à la proposition, il y avait un peu d’espoir.
Riggins attendit donc. Cela faisait déjà seize heures qu’il patientait, alors quelques secondes de plus…
Dark finit par parler.
— Je ne peux pas, Riggins. J’ai déjà tout donné et j’ai échoué. Je ne vois pas pourquoi il en irait différemment maintenant.
— Dark…
— Non, je suis désolé. La situation a… changé.
— Je comprends, je t’assure.
— Tu n’as pas besoin de moi. Tu as de bons agents à la DAS. Plus jeunes et plus coriaces. Il y en aura bien un pour réussir.
— D’accord.
Après cela, il ne restait plus grand-chose à dire.
Riggins hocha la tête et coupa la communication. Il baissa les yeux vers le verre vide où achevaient de fondre deux restes de glaçons.
Le plus drôle, c’est qu’il n’avait pas peur. Pas autant qu’il l’aurait imaginé. En fait, il était même surpris d’être soulagé. On lui avait proposé une alternative : « Faites un truc révoltant, ou bien on vous tue. » Eh bien, il avait essayé le truc révoltant – amener un homme qu’il considérait comme un fils à reprendre une affaire qui avait failli lui coûter la vie. Et Dark avait refusé. Désormais, ce n’était plus du ressort de Riggins, qui n’avait donc plus à se battre avec des questions de morale. Dorénavant, il n’avait plus qu’à entendre la sentence de mort.
Nellis et McGuire étaient sans doute en train de fumer dehors tout en comparant leurs cicatrices pour passer le temps. Riggins était convaincu que ses coups de fil étaient sur écoute : quelqu’un du bureau de Wycoff devait déjà être au courant. Combien de temps leur faudrait-il pour donner l’ordre fatal à ses baby-sitters ? Moins d’une minute, peut-être.
Il écarta les rideaux miteux et poussiéreux pour jeter un coup d’œil au-dehors. Il n’y avait que quelques rares voitures sur le parking et les lampes au sodium qui perçaient d’une clarté orangée le ciel sombre de Californie. Pas de Nellis ni de McGuire. Pas de trace de leur 4x4 noir non plus.
On frappa à la porte.
Riggins pensa un instant à son revolver dans la poche de sa veste rangée dans le placard. Mais cela ne servirait à rien. Nellis et McGuire étaient des types comme lui, qui faisaient leur boulot sans le moindre investissement personnel. S’il fallait mettre une balle dans le buffet de quelqu’un, c’était dans celui de Wycoff. Pile poil entre ses deux sourcils en broussaille.
Donc, pas d’investissement personnel dans cette affaire. Il jeta un coup d’œil à sa montre.
11:05:43…
11:05:42…
11:05:41…
11:05:40…
Comme les grains qui s’écoulent un à un dans un sablier.
Riggins alla ouvrir. C’était vraiment par courtoisie : la porte était tellement mince que même un gosse l’aurait défoncée d’un coup de pied.
Nellis le toisa. McGuire était invisible – probablement posté en couverture.
Non. Pas de geste inconsidéré. Riggins allait se montrer professionnel jusqu’au bout. Il lui restait environ onze heures à vivre et la seule chose sensée était de les passer comme il en avait envie.
— Entrez, les gars, dit-il. On va causer.